Leçon 12 - Les bases de la stratégie : la science aux échecs
« Il vaut toujours mieux jouer un plan faux de façon logique que de n'avoir pas de plan du tout. »
- Viktor Kortchnoï
« Un plan correct fait de nous des héros ; l'absence de plan fait de nous des zéros. »
- Alexander Kotov
Si vous ne savez pas comment lire et écrire une partie d'échecs, je recommende la leçon sur la notation algébrique avant de poursuivre ce tutoriel.
Les joueurs qui ont eu l'occasion de lire de la littérature échiquéenne ont probablement déjà entendu parler de l'approche «scientifique» de certains joueurs. Le côté scientifique des échecs est associé au jeu positionnel. Les bases de cette école de pensée ont été initiées par le jeu intuitif de François-André Danican Philidor (1726-1795) qui, en plus d'être un très fort joueur d'échecs, était un compositeur et un musicien prolifiques. Sans le savoir, Philidor allait contribuer à changer le style de jeu. Les premiers pas officiels de cette école de pensée ont toutefois été réalisés par le premier champion du monde officiel (de 1866 à 1894), le maître échiquéen Wilhelm Steinitz (1836-1900). Steinitz est considéré comme étant le père des échecs modernes en changeant radicalement la façon d'aborder le jeu. Il décida d'étudier les échecs à fond, en particulier les parties du joueur américain Paul Morphy, qui était sans contredit le meilleur joueur de son époque. Morphy a battu tous les forts joueurs de son temps en exerçant un style de jeu différent. Par l'étude des parties de Morphy, Steinitz a alors réussi à dégager certains principes stratégiques de base qui allaient changer à tout jamais le monde des échecs. Steinitz disait qu'une partie d'échecs devait être gagnée par l'accumulation de petits avantages. De nos jours, les principes de Steinitz sont toujours d'actualité et d'autres grand-maîtres après lui ont contribué au développement théorique de cette approche.
Les principes stratégiques ont été déduits par l'observation de l'échiquier, qui constitue l'environnement du jeu, de la position de départ d'une partie d'échecs ainsi que de l'interaction qu'ont les différentes pièces avec leur environnement (l'échiquier). Pour nous aider à bien connaître le jeu d'échecs, commençons par énumérer les caractéristiques que comporte la position de départ:

Diagramme 12.1 - Position initiale
Une première observation de la position de départ nous démontre que:
- Il y a 64 cases sur l'échiquier. De ces 64 cases, 32 sont noires, 32 sont blanches, 32 sont occupées et 32 sont vides. On peut déjà noter un très fort équilibre dans la répartition des cases.
- Les 32 cases vides permettront aux pièces de bouger et d'interagir avec l'environnement. L'ensemble des cases vides représente donc la notion «d'espace» dans une partie d'échecs.
- Chaque camp possède 16 pièces regroupées en 6 types (pion, cavalier, fou, tour, dame et roi) qui ont des particularités différentes à cause de leurs caractéristiques respectives. Nous pouvons mesurer la force de chacune des pièces en comparant leurs caractéristiques (mouvement, nombre de cases allouées pour le déplacement, possibilité ou non de reculer, possibilité de sauter par-dessus une autre pièce, etc.).
- Les joueurs disposent chacun d'un coup, à tour de rôle, pour faire interagir leurs pièces sur l'échiquier. L'ensemble de ces coups représentent donc la notion de «temps». Aux échecs, on utilise le mot italien «tempo» («tempi» au pluriel) pour désigner un tour à jouer pour un joueur.
- La symétrie se retrouve dans toutes les sphères du jeu: les joueurs disposent de la même quantité de pièces au départ et leur disposition est symétrique, l'espace est divisé de façon symétrique et même le trait (le droit de jouer un coup) est partagé de façon symétrique.
D'après les observations ci-haut, nous pouvons déjà y aller de quelques conclusions: une partie d'échecs contient trois éléments fondamentaux: la force (les pièces et leur influence), l'espace (l'occupation et le contrôle des cases par les pièces) et le temps (les coups joués par les joueurs). Les principes stratégiques seront en étroite relation avec ces trois éléments de base.
Lorsque l'on regarde la position de départ, on peut affirmer qu'il y a un équilibre en tout point pour les deux camps avant de débuter la partie puisque les deux joueurs possèdent les même pièces, disposent du même espace et ont joué le même nombre de coups (temps), soit aucun. On pourrait alors affirmer que les joueurs ont joué une partie nulle si la partie était terminée avant même qu'elle ne débute! Le premier déséquilibre survient lorsque les blancs jouent leur premier coup... à ce moment, la symétrie est brisée. À leur tour, les noirs ont cependant la chance de rétablir l'équilibre en effectuant le coup qui redonne la symétrie à la position. Si les joueurs jouent toujours leurs coups en gardant la symétrie de la position, nous pourrons donc déduire que les joueurs feront une partie nulle puisque les trois éléments de base seront toujours de valeur équivalente. Que peut-on déduire de cette observation? On peut alors conclure que les blancs, ayant la chance de jouer les premiers, disposent d'un avantage de temps sur leur adversaire mais que cet avantage n'est pas suffisant pour gagner la partie. Ils doivent obtenir d'autres avantages reliés aux autres éléments fondamentaux (espace et force) afin de pouvoir gagner la partie.
L'influence du centre
Je l'ai déjà mentionné à plusieurs reprises dans mes leçons précédentes: le centre est très important aux échecs. Toutefois, je n'ai jamais démontré la cause de son importance à part lancer quelques clichés généralement reconnus dans le monde des échecs. Maintenant, je vais faire la démonstration scientifique de la raison de l'importance du centre aux échecs!
Le premier indice de l'importance du centre est observable à cause de l'emplacement même des pièces. Si on prend, pour commencer, les deux colonnes centrales, soit d et e, on peut s'apercevoir que les pions qui s'y trouvent sont protégés pas moins de quatre fois! Les autres pions ne disposent pas d'un tel privilège...

Diagramme 12.2 - La protection des pions d et e
Aussi, nous pouvons prouver l'importance du centre en démontrant que la force des pièces tend à s'accroître lorsque leur position se rapproche du centre. Afin de démontrer mon point, nous allons utiliser le nombre de cases contrôlées par une pièce comme unité de base dans le calcul de la force. Ainsi, un pion blanc posté en a2 ne contrôle qu'une seule case: la case b3. Sa force est donc de 1 et il est en mesure de fournir seulement la moitié de sa capacité (les pions pouvant contrôler au maximum deux cases). Son voisin, le pion b2, contrôle 2 cases: a3 et c3 et il possède donc une force de 2 et rayonne à pleine capacité. Même chose pour les pions c, d e f et g. Pour le pion h, ce dernier ne possède qu'une force de 1. Conclusion: plus les pions sont près des colonnes centrales, plus ils sont forts. Mais est-ce que cette observation s'applique aussi aux autres pièces?
Pour répondre à cette question, prenons maintenant le cavalier. Un cavalier en a1 possède une force de 2: une force égale à celui d'un pion central. Si on le bouge sur la case b1, il obtient alors une force de 3: soit à peine plus qu'un pion central. Sur les cases c1, d1, e1 et f1, il obtient une force de 4. Sur la case g1 il a 3 de force et sur h1 il obtient 2. Notre principe tient toujours la route: plus le cavalier s'approche des colonnes centrales, plus il a de la force. Le cavalier, comme toutes les autres pièces à part le pion, possède l'habileté de reculer dans ses mouvements. Cette caractéristique lui permet donc de dégager plus de force que le pion lorsque celui-ci avance: il contrôle aussi les cases derrière lui. Cette nouvelle observation nous permet donc de continuer notre étude de la force du cavalier un peu plus loin en ajoutant cette variable à notre calcul. Plaçons le cavalier en c1, qui donnait une force de 4 dans la séquence précédente, et observons ce qui arrive à cette force si on place le cavalier plus en avant sur cette colonne. En c2, le cavalier développe une force de 6! En c3, il développe son plein potentiel, soit une force de 8! Alors, en conclusion de cette deuxième observation, plus le cavalier s'approche du centre de l'échiquier, plus il développe de force.
Vous pouvez continuer l'évaluation avec les autres pièces:
- le fou obtient une force de 7 en a1 et de 13 au centre;
- la dame dégage une force de 21 dans un coin et de 28 au centre;
- le roi obtient une force de 3 en a1 et de 8 au centre.
Seul la tour contrevient à cette règle: elle contrôle toujours 14 cases, quel que soit son emplacement sur un échiquier vide.
Nous venons de voir l'influence que possède le centre sur la force des pièces... mais ça ne s'arrête pas là: il influence aussi l'espace. En effet, si on observe le diagramme ci-dessous, nous pouvons voir que les pions blancs qui occupent le centre, postés en d4 et e4, donnent beaucoup plus d'espace de manoeuvre aux pièces blanches que les deux pions noirs qui sont postés en d6 et e6!

Diagramme 12.3 - L'influence du centre sur l'espace
Par ces observations, il devient donc justifiable de dire que le joueur qui réussit à contrôler le centre et d'y placer ses pièces aura un avantage sur son adversaire.
Pour résumé cette escapade scientifique, nous avons réussi à démontrer les points suivants:
- la position initiale est en équilibre et présente une symétrie;
- il y a 3 éléments fondamentaux présents au cours d'une partie d'échecs: la force, l'espace et le temps;
- le centre de l'échiquier est important puisqu'il a une influence sur deux des 3 éléments: la force et l'espace.
Bon, j'espère ne pas vous avoir trop ennuyé avec toute cette théorie... mais maintenant, vous serez en mesure de comprendre l'origine des principes stratégiques et il vous sera alors plus facile de les assimiler et de les mettre en pratique. Maintenant, attaquons-nous plus sérieusement à la définition des trois éléments fondamentaux...
Pour ceux qui désirent creuser plus à fond le domaine de la stratégie, je vous propose les livres ci-dessous.
Poursuivons la leçon avec la page suivante sur les éléments fondamentaux.